Des monnaies complémentaires pour changer la vie

L’atelier sur l’innovation monétaire qui s’est déroulé le 6 juillet dans le cadre de Lift a vu des échanges très riches qui ont permis de faire le point sur le déroulement du groupe de travail organisé en ce moment par la Fing sur ce sujet. Cette « expédition » se déroule autour d’une liste de discussion très active dont les conversations se poursuivent depuis plusieurs semaines. Sur les participants à l’atelier du 6, environ un quart était membre de cette liste. La structure de l’atelier était en quelque sorte une “conférence informelle », Jean-Michel Cornu, auteur de De l’innovation monétaire aux monnaies de l’innovation et animateur de ce groupe de travail, présentant la synthèse des travaux en cours, tandis que les participants intervenaient sur ses propos à tout moment.

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Image : Jean-Michel Cornu (à gauche) lors de l’atelier Innovation monétaire de Lift.

La première question abordée concernait la différence – subtile – entre les indicateurs et les monnaies. Une monnaie implique un échange, une interaction : c’est en fait un système qui remplace le troc, elle est basée sur le principe de la résolution de dette. J’échange un coq contre une dinde, mais au lieu d’effectuer l’échange immédiatement, je donne à mon partenaire une certaine quantité abstraite qui représente mon coq. Ainsi, il pourra en acquérir un plus tard, ou obtenir quelque chose de la même valeur.

C’est le rôle de l’indicateur, justement, de déterminer la valeur, afin de permettre une prise de décision économique. De même qu’il existe plusieurs monnaies, il peut exister plusieurs types d’indicateurs. Le prix, tout bêtement, est le premier indicateur, mais il n’est pas le seul.

Un indicateur peut se baser sur la valeur d’usage. Par exemple, une université brésilienne utilise une monnaie complémentaire lors d’un événement où les étudiants peuvent vendre les objets qui ne leur servent plus à rien. Dans cette configuration, un vélo peut avoir le même prix qu’un livre. Un indicateur basé sur un nombre unique peut être trompeur : par exemple, une catastrophe naturelle envoie des centaines de personnes à l’hôpital, ce qui a pour effet mécanique d’augmenter le PIB de la nation touchée.

Mais il existe des indicateurs plus complexes. La comptabilité d’une entreprise en est un. On estime la valeur d’une entreprise non pas en fonction d’un chiffre unique (ses revenus, ou ses bénéfices), mais d’un rapport de flux entre les entrées et les sorties.

Un indicateur prenant en compte plusieurs flux peut également nous permettre, notamment dans le cadre des monnaies complémentaires, de nous faire une meilleure idée d’une situation qu’une valeur unique. C’est ce qui peut se passer par exemple avec le Moniba. Rappelons pour mémoire que le Moniba est une monnaie récompensant la formation : si une personne forme une autre à quelque chose, elle gagne des Moniba, qu’elle peut donc à son tour dépenser pour recevoir des formations. Imaginons maintenant qu’une personne au bout de quelque temps n’ait aucun Moniba. De quoi cette absence de monnaie est-elle l’indicateur ? Cela peut bien sûr signifier que notre personne n’est pas active dans la communauté. Mais cela peut vouloir dire exactement le contraire : cette personne s’est tellement formée et a en échange formé tellement de ses pairs qu’elle se trouve à la fin à zéro Moniba. C’est un membre hyperactif de la communauté qui a précisément utilisé la monnaie Moniba pour ce à quoi elle a été conçue.

La variation peut constituer une autre forme d’indicateur. C’est la base de la bourse, et de la plupart des systèmes de spéculations, où la décision n’est pas faite en fonction d’une valeur fixe, mais des fluctuations de celle-ci dans le temps.

Favoriser les comportements

Derrière le projet des monnaies complémentaires, il y a souvent l’idée d’encourager certains comportements, d’aider à résoudre des problèmes locaux.

Une monnaie capable de résoudre deux difficultés à la fois a été mise en place avec succès dans la ville de Curitiba, au Brésil. Cette métropole en pleine explosion se trouvait confrontée à deux soucis majeurs : l’accumulation des déchets et le trafic routier complètement engorgé. L’idée a donc été de mettre en place une monnaie complémentaire qu’on pouvait gagner exclusivement en portant ses déchets aux lieux dédiés – on pouvait même, éventuellement, jeter les déchets des autres. En échange, on gagnait une monnaie qui ne pouvait être utilisée que dans les transports en commun. La ville s’est depuis considérablement développée et les conditions de vie se sont sérieusement améliorées.

Les monnaies complémentaires peuvent s’avérer rentables, au sens classique du terme. L’émetteur peut en tirer des bénéfices, et « gagner de l »argent » (l’argent étant la monnaie nationale, reconnue par le service des impôts).
Un exemple d’une telle monnaie « bénéficiaire » nous est donné par le Crédit Mutuel de Bretagne, qui a pour projet de récompenser en monnaie complémentaire (dont la nature est encore à l’étude) l’usage par ses salariés du covoiturage. Avec ce projet, le Crédit Mutuel pourrait être gagnant financièrement. En effet, cela lui permet d’économiser sur les remboursements de transport qu’il s’engage à donner à ses salariés, et cela lui permet de surcroît de remplir ses obligations en matière de RSE (responsabilité sociale des entreprises).

Quelques pistes

Le groupe a ensuite exploré quelques pistes d’innovation pour les monnaies complémentaires.
Une première idée consiste à multiplier les indicateurs, mais il n’en faut ni trop ni trop peu. Notre cognition ne nous permet pas en effet de jongler avec un trop grand nombre de paramètres.

Un exemple en est le service web Tinkuy, qui propose, en récompense d’une activité sur le site et de l’échange de conseils dans le domaine du développement durable, une monnaie, le tinkpoint, qui peut en fait se répartir en plusieurs catégories (comme Maison, Loisirs, Alimentation, par exemple).

On pourrait aussi dépasser la transaction à deux : par exemple, regrouper acheteurs et vendeurs dans des communautés. Une autre possibilité est d’indexer les fluctuations d’une monnaie sur des résultats collectifs. Un exemple en est donné par la Communauté urbaine de Bordeaux, qui envisage une monnaie complémentaire qui serait évaluée de cette manière. Quelque chose comme une monnaie qu’on gagnerait en triant les ordures, et dont la valeur augmenterait avec le nombre global de déchets triés dans la commune. Un autre exemple, plus guerrier, serait le Greenback, monnaie utilisée aux US pendant la guerre de Sécession, et dont la valeur était indexée sur les terres conquises.

Durant l’atelier, certains ont également évoqué la mise en place de systèmes comptables qui pourraient reposer sur de meilleurs indicateurs au plan éthique. Par exemple des comptabilités à trois ou quatre entrées qui aux revenus et dépenses ajouteraient les coûts ou les bienfaits apportés à l’environnement. C’est le projet de « comptabilité verte » ou « universelle » , par exemple. Chaque entreprise pourrait avoir une dette envers un « tiers métaphorique » nommé Gaia, et qui centraliserait sous forme monétarisée le dégât causé à l’environnement par l’entreprise (environ 100 euros par tonne de carbone émise).

Cette « comptabilité universelle » est également un exemple d’une autre piste évoquée, celle qui consiste à ne pas quantifier le non mesurable : en effet, ce système propose de remplacer des valeurs par des seuils de déclenchement d’action.
Il faudra aussi légitimer de nouveaux types de monnaie : le caractère exclusif de l’argent tient à sa reconnaissance par les gouvernements. On pourrait revendiquer le droit de payer certaines taxes en monnaie complémentaire.

Une autre question qui se pose est la mise en place d’une monnaie favorisant l’innovation. La plupart des monnaies complémentaires cherchent à éviter la spéculation. Mais encourager les initiatives d’avenir impliquent un « pari sur le futur » qui pourrait impliquer une forme ou une autre de spéculation.

Enfin, les monnaies ne résolvent pas tout. Jean-Michel Cornu a ainsi commenté la fameuse phrase de Galilée « mesure ce qui est mesurable et rend mesurable ce qui ne l’est pas ». Si la première proposition, a-t-il noté, est à la base de tous les progrès de la science moderne, la seconde, elle, pourrait bien se trouver à l’origine de tous les problèmes de la culture occidentale.

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